Yin-Yang
Synthèse rédigée par Philippe Caillaud
(une première version de cet article a été publiée
dans le Tao liaison n°8 en date de janvier 2021)
Yin-Yang : Principe théorique qui rend compte de la dynamique du vivant en recourant à des polarités indissociables, lesquelles agissent sur toute chose comme vecteurs de transformation. Pour ancrer cette définition sur des éléments de culture chinoise, il convient de citer Cyrille Javary, sur les travaux de qui est basée cette définition : « L'origine de Yin-Yang est à chercher dans la perception chinoise du changement comme fondement même du fonctionnement de la vie » (2).
De fait, si l'origine en question semble remonter aux pratiques oraculaires néolithiques sur carapace de tortue, dont est issue l'écriture chinoise, la proposition Yin-Yang apparaîtrait pour la première fois, et en clair, dans le Yi Jing (IIIe siècle avant l'ère commune). Dans cette graphie version ancienne, la section de gauche de chaque idéogramme renvoie au versant d'une colline, que ce soit le versant nord pour Yin, ou le versant sud pour Yang, tandis que diffèrent les sections de droite dans le but de désigner, d'un côté, un processus qui touche à son terme (Yin) et de désigner, de l'autre, un processus en train d'advenir (Yang). Dans la graphie moderne simplifiée, la colline est maintenue pour chaque idéogramme, tandis que les sections de droite se rapportent désormais à la Lune (Yin) et au Soleil (Yang). Dans les deux cas, les deux idéogrammes, mis ensemble, signifient l'union indéfectible (les deux versants de la colline) et la transition (temps virant de la pluie vers le beau temps, passage de l'ubac à l'adret par la crête, et Lune dont le cycle passe par des aspects changeants, le Soleil, quant à lui et par contraste, étant vu comme un disque immuable).
Cette double polarité fondamentale dont rend compte Yin-Yang crée quantité de valeurs (immobilité-mouvement, interne-externe, souple-ferme, venir-aller, vide-plein...), celles-ci fonctionnant par deux, les unes tendant vers une dominante Yin, les autres vers une dominante Yang. Par ailleurs, il est important de considérer que Yin-Yang est relatif, ce qui signifie qu'une valeur à tendance Yin peut devenir à tendance Yang selon le contexte ou selon le point de vue (ex. du tigre dont la qualité Yin, dans le couple tigre-dragon, devient Yang dans le couple panthère-tigre).
Quoi qu'il en soit, la mise en action de ces polarités suppose un mélange constant, de même qu'un mouvement perpétuel et spiralé. S'ajoute à cela un principe d'alternance, à l'exemple du cycle des saisons, de l'alternance du jour et de la nuit, etc. (cf. Cyrille Javary, cf. Catherine Despeux). Au final, tout est changement, tout ce qui est Yin se transmute en Yang qui revient au Yin, et ce dans un mouvement que rien ne peut stopper alors que les principes eux-mêmes sont fixes et inaltérables.
La représentation graphique du couple Yin-Yang recourt à deux poissons stylisés, lovés l'un contre l'autre en position tête-bêche, chacun occupant une part égale dans un même et unique disque, l'œil de chaque poisson rappelant la couleur de l'autre poisson (selon les versions : noir et blanc, vert et rouge, bleu et rouge). Cette représentation symbolique stylisée, qui n'a pas toujours été celle-ci, et qui fut popularisée par le philosophe néo-confucianiste Zhu Xi (1130-1200) d'après un modèle plus ancien qui aurait transité par Zhou Dunyi (1017-1073), est appelée Taijitu (littéralement : dessin du Taiji). Elle ne doit pas être confondue avec le Tao, qu'elle n'a pas vocation à représenter (3).
Précisons plus encore qu'il n'y a rien à opposer au sein de Yin-Yang. Cyrille Javary insiste beaucoup sur ce point. Yin n'est pas le froid, mais ce qui crée du refroidissement. Cela implique donc la permanence d'un certain contact avec Yang. De même n'est-ce pas la lenteur, mais ce qui crée du ralentissement, ce qui implique la permanence de la notion de vitesse, etc.
De plus, pour ne pas réduire les résultats de l'action de Yin-Yang à l'une ou l'autre de ses polarités, l'auteur explore le caractère d'onomatopée qui préside à l'énoncé de Yin-Yang. Il fait remarquer que ce jeu de langage est commun à toutes les cultures (4) et rapproche logiquement Yin-Yang, dans son énoncé phonétique, d'expressions du type « zig-zag ». C'est aussi pour lui l'occasion de préciser que l'esprit occidental ne fait pas honneur au principe taoïste Yin-Yang lorsque nous affirmons la supériorité de Yang, sous prétexte que ce dernier serait en haut ou, pire, masculin, alors que Yin serait en bas. En vertu de quoi, Cyrille Javary va jusqu'à dire que, phonétiquement, Yin ne peut que précéder Yang, et que, pratiquement, il faut prendre appui sur Yin pour laisser s'expanser le Yang. Pour illustrer ce principe, nous pourrions citer l'exemple des pratiquants de poussée des mains, puisque, s'ils sont deux pratiquants en apparence séparés, ils ont égale importance tout en même temps que, dans la joute bienveillante qui les lie, ils ne sont qu'un ; et tous deux, parce qu'ils sont en appui sur le sol – qui est Yin par rapport au ciel –, parce que leur nuque est reliée au ciel – qui est Yang par rapport à la terre –, leurs mouvements peuvent s'exprimer dans la sphère dévolue à l'humain. Processus dynamique, échange, lien fédérant toutes choses, mécanique fondamentale du fonctionnement du réel : voilà Yin-Yang, dont l'approche ne peut tenir qu'en une représentation imagée – élégante, cela dit, fine et profonde –, un rébus, un jeu de langage conforme à la danse qui unit tout corps au reste du monde.
De plus, décrire Yin-Yang comme couple de vecteurs, c'est placer Yin-Yang en tant que maillon parmi d'autres, au sein d'un système explicatif plus vaste. Cela se vérifie dans les écrits théoriques historiques, puisque Yin-Yang, s'il est moteur de la transformation perpétuelle des choses, n'est qu'un aspect de la théorie cosmogonique taoïste. En effet, il s'insère dans une représentation Ciel-Homme-Terre au sein de laquelle, après avoir été généré par le souffle primordial, il opère comme principe discriminant (cf. Yang Jwing Ming). Le sommet de cette construction du monde serait l'Étoile polaire, désignée, en langue chinoise, comme étant l'étoile la plus haute (Beijixing), et donc assimilée au « faîte suprême » (taiji) (cf. Catherine Despeux).
On le comprend aisément avec l'exemple de la poussée des mains, cette construction cosmogonique s'applique également dans les arts énergétiques et martiaux internes chinois. Pour autre exemple emblématique, citons les sept étoiles de la constellation du « Boisseau du nord » (Bei Dou, éq. chinois de la « Grande ourse ») qui trouveraient leur correspondance théorique dans le corps humain, la relation au « faîte suprême » se faisant alors par le point d'acupuncture Bai Hui (cf. Weijia Cambreling et Rodolphe Pollet) (5). Cela induit bien que Qi Gong et Taiji Quan, parmi d'autres pratiques, reproduisent Yin-Yang dans leurs techniques.
Notes :
(1) In « Yin Yang : la dynamique du monde », p. 163.
(2) In « Yin Yang : la dynamique du monde », p. 57.
(3) Cyrille Javary précise que « tao », qu'il prend soin d'écrire sans majuscule, peut être généralement transcrit en « conduite », quoique de manière polysémique déclinable des trois façons suivantes (in « Les trois sagesses chinoises », pp. 41-42) :
1. « conduite à suivre pour s'insérer harmonieusement dans un tout en perpétuel changement » ;
2. « règle des actions humaines, doctrine, principe » ;
3. « mouvement spontané qui anime tout ce qui existe ».
L'auteur ajoute (op. cit., p. 45) que « tao n'est en rien un absolu, c'est un fonctionnement qui, lui aussi, se règle sur quelque chose d'extérieur à lui, à savoir […] ce qui existe de soi-même ».
(4) In « Yin Yang : la dynamique du monde », p. 34-36.
(5) La brève description proposée par les auteurs permet de déduire que, si les sept étoiles en question sont symboliquement représentées dans le corps humain (sommet de la tête, épaule, coude, paume, hanche, genou, plante du pied), l'Étoile polaire, valant comme principe Taiji, se situe à l'extérieur et au-dessus de la tête ; et ce en vertu de la méthode qui permet de repérer l'Étoile polaire dans le ciel aussi bien en astronomie occidentale que chinoise (distance Beta Ursae Majoris-Alpha Ursae Majoris reportée cinq fois à partir d'Alpha Ursae Majoris). L'emblématique « Pas vers les sept étoiles » rendrait alors compte, entre autres exemples, à la fois de la position de l'humain entre ciel et terre, et du rôle clé de certaines parties du corps dans la distribution du principe Yin-Yang dans le corps.
Sources :
CAMBRELING (Weijia), POLLET (Rodolphe). Trésor du tai-chi : précis de la boxe du faîte suprême. Ed. Atlande, 2019. Page 45, article « Étoiles (Sept) » (concernant la correspondance dans le corps humain des sept étoiles de la Grande ourse/Boisseau du nord).
DESPEUX (Catherine). Taiji Quan : art martial, technique de longue vie. Ed. G. Trédaniel, 1981. Page 39 (concernant l'Étoile polaire). Pages 49-58 (concernant les principes appliqués au corps humain et au Taiji Quan).
JAVARY (Cyrille J.-D.). Les trois sagesses chinoises : taoïsme, confucianisme, bouddhisme. Ed. Albin Michel, 2010, coll. « Spiritualités vivantes ». Pages 40-45 (concernant le lien entre Yin-Yang et Tao).
JAVARY (Cyrille J.-D.). Yin Yang : la dynamique du monde. Ed. Albin Michel, 2018. (concernant une approche de Yin-Yang ainsi que des éléments fondamentaux de la culture chinoise).
PLOUVIER (Marianne), GERENTES (Bruno). Le tai chi chuan. Ed. PUF, 2012. Pages 55-56 (concernant les représentations bleu et rouge du Taijitu).
YANG (Jwing-Ming). La théorie du Taïchi-chuan : les racines du Taïchi-chuan. Ed. Budo, 2007, coll. « Taïchi-chuan supérieur ». Pages 29-32 (concernant le fonctionnement théorique de Taiji et de Yin-Yang appliqué au Taiji Quan).
Taijitu, représentation graphique de Yin-Yang, avec ses deux polarités dont le caractère indissociable est symbolisé par la reproduction d'un point de couleur opposée, en lieu et place de chaque œil de poisson. NOTA : le blanc est mis pour Yang, le noir pour Yin.
Les deux idéogrammes signifiant Yin (à gauche), Yang (à droite), dans leur graphie ancienne (chinois traditionnel).
Les deux idéogrammes signifiant Yin (à gauche), Yang (à droite), dans leur graphie moderne (chinois simplifié).